Sommes-nous capables, nous Tunisiens, de nous regarder en face ? Ou bien avons-nous des alibis pour tout justifier, la paresse, l’indiscipline, le manque de sérieux, le vol de l’argent public. C’est toujours la faute des autres, le voisin, le collègue, le chef hiérarchique, l’adversaire politique et, évidemment, l’ancien colonisateur. Un raccourci facile pour se donner bonne conscience. Mais encore, sommes-nous restés les mêmes après avoir vécu un événement que les uns considèrent comme traumatisant, voire néfaste, et que notre invité trouve extraordinaire, inédit dans la région : la révolution. Fathi Ben Slama, membre de l’Académie tunisienne, psychanalyste, professeur des universités dont les travaux portent entre autres sur les processus de radicalisation et la grande question de l’islam et la modernité, décode avec nous notre vécu, nos espérances, nos désillusions et le projet politique qui se cherche encore. Il nous en donne les raisons dans un entretien lumineux.
Vous n’avez jamais cessé de suivre l’actualité du pays, tout en vivant à l’étranger. Avec le recul, que disent les dernières élections, présidentielle et législatives de la société tunisienne, de son évolution ou pas ?
La démocratie arrive à la Tunisie au moment où elle est en crise partout dans le monde. Cette crise mondiale de la démocratie apparaît ici également. Plusieurs raisons expliquent cela; l’économie ultralibérale, l’apparition des techniques de communication; les réseaux dits sociaux et internet qui ont montré une nouvelle façon de communiquer entre les êtres humains et de se traiter mutuellement, dont on constate les effets en Tunisie. Le pays est en crise. C’est plus qu’une crise, une situation très inquiétante. Face à cela, des inventivités énormes ont explosé mais qui sont cachées derrière cette crise qui est pour l’essentiel politique. Les éléments positifs n’apparaissent donc pas. C’est une source d’étonnement pour moi.
Quelles sont les raisons qui expliquent cet état de fait ?
Je ne suis pas politologue, j’analyse à partir de la psychologie humaine. Je pense qu’il y a une pathologie du politique en Tunisie. Je ne dis pas que les gens sont fous. Pour la psychanalyse, la pathologie existe dans chacun de nous, mais à des quantités différentes. A un moment, les quantités augmentent, donc les gens sont malades. Il y a une situation de maladie des politiques, de la façon de penser le politique. Cette maladie, nous l’observons dans différents symptômes. Le premier se révèle à travers le suicide par Béji Caïd Essebsi de Nida Tounès. Il a suicidé son parti. Car si ce parti existait aujourd’hui, on ne serait pas dans la situation de fragmentation, de dissolution de la famille démocrate, progressiste. L’habileté avec laquelle il l’a fait est étonnante.
Pourquoi d’après-vous ?
Au lieu d’avoir une filiation politique, il a choisi la filiation familiale qui ne pouvait fonctionner. Il a mis son fils dans une situation d’imposture. Un homme qui ne vient de nulle part, qui n’a pas de passé, pas d’intelligence politique. Il l’a exposé et mis en danger. Ensuite, Béji Caïd Essebsi, alors qu’il a permis à la Tunisie de franchir une étape de transition pour atteindre une première phase démocratique, a autodétruit son parti. Il a une responsabilité énorme dans ce qui s’est passé. Les gens qui sont avec lui ont marché dans le même mouvement de suicide. Le deuxième suicide est celui du parti Ennahdha qui a perdu les deux tiers de ses électeurs, qui a choisi d’assumer les responsabilités du gouvernement avec 8% du corps électoral. En s’associant avec ce qui est considéré comme le pire des partis politiques, Qalb Tounès. Un parti dont on dénonçait le leader. Deuxièmement, le parti Ennahdha ne sait plus exactement ce qu’il est. Les gens à l’intérieur de ce mouvement ne savent plus ce qu’ils sont. Est-ce un mouvement de prédication ou un parti politique ? Cette tendance s’est aggravée avec ce qu’ils ont appelé la démocratie islamique qui n’existe pas dans les faits. Ennahdha souffre de troubles d’identité. Je crois que son accès au pouvoir va se conclure par sa disparition. C’est impossible qu’un parti qui n’a pas les outils de gouvernance moderne et efficace prenne les rênes d’un pays dans une situation aussi grave que la Tunisie et puisse régler ses problèmes.
Vous avez parlé du suicide de la famille démocrate. Ce suicide est-il accompagné du naufrage de l’héritage bourguibien ? Que reste-t-il de Bourguiba aujourd’hui ?
Bourguiba aujourd’hui ? C’est d’abord une strate énorme de l’histoire de la Tunisie. Ça ne peut pas disparaître du jour au lendemain. Bourguiba a donné une possibilité à la Tunisie d’exister en tant que nation moderne. Ça ne veut pas dire que la Tunisie n’existait pas auparavant. Mais il a créé la nation tunisienne moderne. Cela personne ne peut le nier, y compris les aspects négatifs dont il faut tenir compte. La liberté politique permet de critiquer, certes, mais ne permet pas de jeter cet héritage dans la poubelle. Personne ne peut le faire. En revanche, la question qui se pose est : qu’est-ce qu’on construit ? Quel est l’Etat de droit nouveau qu’on veut créer ? Quel est le pacte social nouveau qui doit être proposé et mis en place ? Nous avons un président de la République qui est un homme connu pour son intégrité. Remarquons que c’est un postulat de base, l’intégrité. On prend ça comme si c’était un miracle, mais c’est la base. Cet homme a créé des espoirs. C’est lourd à porter. Il lui faudra du temps et surtout ne pas être tenté de mettre en œuvre la première idée qui passe. La démocratie directe n’est pas sans danger.
Le président de la République est porteur de ce projet de démocratie directe qui va de bas en haut, qu’en pensez-vous ?
Toute démocratie va de bas en haut. Ce qu’on appelle la démocratie représentative est en crise et doit inventer des modes de participation plus grands. Mais le projet minimal qui consiste en la représentation de la région au pouvoir mènera de toute façon à la représentation. C’est obligatoire ! Cela crée de la représentation mais avec un nouveau personnel dépourvu de la moindre formation politique et qui sera de toute façon élu mais dans un cadre plus restreint. Donc, il faut, à mon avis, prendre le temps d’élaborer un projet politique sérieux qui n’augmente pas le chaos. Nous n’avons pas besoin de changements constitutionnels en l’état actuel des choses. Il faut en revanche mettre en place la Cour constitutionnelle et donner quelques prérogatives nouvelles au président de la République. Il faut que le Président soit le garant des l’indépendance de la justice. Il n’y a pas d’Etat de droit si la justice n’est pas indépendante. Ce sont des réformes qui doivent occuper l’espace et le temps. En outre, il faut régler à travers un projet social et politique les problèmes des Tunisiens.
Le président Kaïs Saïed a été élu avec plus de 72% des voix, son élection a suscité de grands espoirs, mais nous avons l’impression que l’euphorie est retombée. La situation du pays est très délicate et les marges de manœuvre du Président sont assez réduites, qu’en pensez-vous ?
Cet homme est intègre, mais ce n’est pas suffisant, c’est la condition minimale. C’est un bon juriste, un bon enseignant, il a des qualités. Mais un homme d’Etat, ça se construit. Un homme d’Etat ne révèle pas des secrets d’Etat. Un homme d’Etat est une construction politique sur le long cours et qui demande de l’exercice. Ce n’est pas parce qu’on apparaît héroïque avec une utopie épique qu’on va pouvoir gouverner un Etat moderne dans une situation de transition inédite dans le monde arabe. Un homme d’Etat transforme son affect pour en faire quelque chose d’autre. Par exemple, et je fais référence à un incident qui m’a interpellé, la cause palestinienne est une cause qui nous touche tous. Mais dire d’un ministre tunisien qu’il est pro-israélien est très grave, parce qu’on désigne un ennemi de l’intérieur du pays, de l’intérieur de l’Etat tunisien. Or, je crois que c’est totalement faux. Il faut que le Président comprenne que la première puissance mondiale, la deuxième et même peut-être la troisième puissance sont pro-israéliennes. S’il faut ramer contre ça, bonjour… Même si nous portons cette cause, il faut procéder autrement. Nous avons vu ce que ça donne l’affichage des affects pro-palestiniens qui ont plongé les Palestiniens encore plus bas. Eux-mêmes n’en veulent plus. On doit se remettre dans la culture de l’Etat. Mais je ne mets pas en doute la sincérité du Président. Je n’ai pas les mêmes orientations que lui. Je pense qu’il est conservateur. Mais c’est un homme intelligent, qui connaît les concepts. A mon avis, il va falloir qu’il prenne du temps et qu’il agisse. C’est un apprentissage. C’est un homme qui a de l’humilité. Il faut qu’il ait l’humilité d’apprendre ce que c’est qu’un président de la République d’un Etat vers lequel sont tournés tous les regards, parce qu’il représente une expérience exceptionnelle. Mais cette expérience est fragile, des forces veulent la détruire. C’est très clair que des forces obscures tentent de faire stopper ce que la Tunisie a initié. Si nos hommes politiques, par absence de réflexion et de sérieux, veulent leur tendre la main, qu’ils continuent. Ça va se faire alors. A ce moment-là, la destruction viendra de l’intérieur moyennant de petites aides extérieures.
L’expérience tunisienne a essaimé un peu partout, cela représente un danger d’après vous ?
Il n’y a pas beaucoup d’intérêt que cette expérience se poursuive. Il faut le comprendre. On voit bien que ça touche des intérêts importants dans le monde arabe. Aujourd’hui, l’Algérie, notre pays voisin, ami, frère est dans un mouvement qui ressemble au mouvement tunisien. Dans d’autres pays encore, on constate des phénomènes similaires. Ceux qui ne veulent pas que la démocratie arrive à leurs portes essayent d’étouffer celle qui a été l’initiatrice de cette expérience non aboutie encore. La Tunisie n’est donc pas un modèle, mais une expérience. Il faut se méfier du narcissisme. Nous ne sommes pas un modèle. Je le répète. Il faut se méfier de cet amour de nous que nous avons très facilement et qui nourrit toutes les illusions. La Tunisie est une expérience intéressante, originale, mais qui n’a pas encore traversé le péril. Elle est en chemin. Aujourd’hui le péril paraît plus grand à cause des problèmes de la psychopathologie politique dans ce pays. Enivrement, narcissisme des petites différences, liberté négative. La liberté qui n’est pas ramassée dans des cadres précis, des contenances.
Expliquez-nous le concept de perte de contenance ?
Les Tunisiens ont perdu ce qui les contenait jusque-là. C’est une situation mondiale. L’ultralibéralisme a détruit beaucoup de garde-fous et une fonction importante des Etats qui est la régulation. S’ajoute à cela, l’invention technique considérable d’internet et des réseaux dits sociaux. Ces réseaux ne sont pas sociaux seulement mais antisociaux. Tout individu peut aujourd’hui devenir émetteur et récepteur d’opinions, d’affects et de pulsions immédiatement. Il peut réagir, montrer des aspects de sa vie, son visage, le malheur qu’il a eu. Toutes les limites ont sauté, les limites du traitement des uns par les autres, de la communication. C’est cela la perte de contenance. Cela a créé l’homme décontenancé.
L’homme décontenancé n’a-t-il pas perdu en chemin sa dignité et sa pudeur ?
Il a perdu sa pudeur. C’est certain. Mais plus il perd sa pudeur, plus il demande de la dignité. La première dignité des êtres humains, c’est leur pudeur. C’est de pouvoir ne pas répandre l’espace privé dans l’espace public. Autre aspect, d’où vient-il que le terrorisme soit devenu aujourd’hui une menace très grande, c’est par internet. Aujourd’hui, les mouvements et les idéologies fanatiques et radicales peuvent jeter leurs filets sur l’ensemble de la planète, recruter le premier adolescent en situation de malaise. Pour remettre ces intestins qui se sont déversés sur l’espace public, il faut instaurer l’Etat de droit, encore une fois. Faire un travail d’éducation sur l’utilisation de ces techniques modernes inédites dans l’histoire de l’humanité liées à l’intelligence artificielle et aux algorithmes.
L’Allemagne a capitulé le 8 mai 1945, vient le tour du Japon suite aux bombardements atomiques de Hiroshima et de Nagasaki, en août de la même année. Ces deux nations sont aujourd’hui des superpuissances. Nous autres, en Tunisie, on cherche à rendre le colonisateur responsable de nos malheurs, de notre retard, de nos maux. Nous cherchons un coupable pour expliquer, justifier le manque de sérieux, la corruption. Oui, le colonialisme est condamnable, l’asservissement de l’homme par l’homme est abject, mais pourquoi nous en sommes encore là ? Nous avons l’impression qu’il y a des problèmes non résolus avec l’Occident qui touchent la question de l’identité …
C’est juste et les problèmes d’identité sont aujourd’hui liés à un fait très simple, c’est que l’Occident est partout. Tous ceux qui fustigent l’Occident sont devenus eux-mêmes une part de cet Occident. L’Occident n’a plus de limites, de rivages. Il suffit de regarder les villes de Pékin, Moscou, Tunis. Les gens s’habillent de la même manière, consomment les mêmes objets, utilisent les mêmes techniques. Les fondamentaux de la vie sont les mêmes. Il y a réellement une homogénéisation des groupes humains qui apporte des bienfaits ; diffusion des moyens, du savoir, des médicaments, mais en même temps, elle crée cette angoisse qui pose la question qui suis-je ?
Plus qu’une angoisse, un rejet de l’Occident et de la modernité qui va avec, n’est-ce pas ?
C’est un discours faux. Parce que les gens sont devenus eux-mêmes modernes et eux-mêmes occidentalisés.
Sans le reconnaître alors ?
Ils ne veulent pas le reconnaître, parce que ça les angoisse par rapport à la question : qui suis-je ? Quel est mon mode de jouissance ? C’est ça la question la plus importante pour les êtres humains, où est la limite de la jouissance ? Les textes sacrés, les lois viennent interdire ou permettre. Mais aujourd’hui avec cet homme décontenancé, avec l’ouverture de toutes les frontières et l’homogénéisation, on constate que partout une forte demande s’exprime pour l’application de la ségrégation. Le racisme apparaît de nouveau d’une manière flagrante. Ségrégation signifie recréation de frontières pour se protéger, pour avoir le sentiment d’être soi-même, y compris en Occident.
Pour revenir à la politique, le thème du colonisateur a été utilisé à outrance dans les dernières campagnes électorales, pour quelle raison ?
On met colonisation là où il faut parler de domination. La colonisation est terminée. Avons-nous aujourd’hui un Etat qui nous occupe ? La France, les Etats Unis ? Non, ce n’est pas ça. Il y a d’autres modes de domination que ceux du colonialisme qui sont beaucoup plus graves par certains côtés. Ces sources de domination ne sont pas les Etats, ni ces choses vagues et indéfinissables, l’Occident, l’islam, etc, mais le capitalisme qui opère partout. Qu’est-ce qui domine aujourd’hui un pays comme la Tunisie ? Ce n’est pas la France, ni les Etats Unis, mais les grandes entreprises internationales, les grandes banques mondiales. Le problème est là. Ces gens-là se croient tout permis et font ce qu’ils veulent. Je prends un exemple, la crise de 2008 qui a failli faire effondrer des pays entiers, ce sont les grandes institutions bancaires qui en sont l’origine, d’abord aux Etats-Unis et partout dans le monde.
Vous avez travaillé sur la grande question peut-être encore non résolue de l’islam et la modernité, d’après-vous est-il possible d’envisager une conciliation ou une réconciliation entre l’islam et la modernité ?
D’abord pour moi Islam désigne quelque chose d’imprécis dans lequel on peut mettre n’importe quoi. Le mot Islam est un fourre-tout. Il faut parler des musulmans. Or, les musulmans, il y en a un milliard et demi et sont très différents les uns des autres et souvent des ennemis entre eux. Comment aujourd’hui être musulman ? Les musulmans ne l’entendent pas de la même façon. On a le droit de ne pas l’entendre de la même façon. Mais ils doivent construire un socle qui leur permette de vivre ensemble, d’avoir de la prospérité et du bonheur. Mais je crois qu’il faut penser à des islamités. Une façon de vivre l’Islam mais humainement et concrètement originale.
Si on parlait de la Tunisie, de notre rapport à l’islam, nous sommes différents dans notre manière de vivre l’Islam et de le pratiquer ?
Les Tunisiens ont la foi. Mais je crois qu’avec la révolution, ils veulent faire de cela un élément intime, privé, personnel et désirent obtenir autre chose ; la justice sociale, la liberté politique, les droits économiques et sociaux. Ils ont compris qu’en mettant en avant l’Islam, ce n’est pas cela qui va régler leurs problèmes. Ceux qui ne l’ont pas compris courent à leurs pertes. Il faut des gens qui écoutent les différentes composantes du peuple tunisien et puissent les transmettre. C’est le rôle des médias intelligents, — parce que les médias peuvent devenir des diffuseurs d’obscurité —, les chercheurs, les intellectuels doivent jouer ce rôle là. Le grand projet que j’attends, c’est une grande université populaire qui transmette aux gens des savoirs accessibles. Il faut créer une université de tous les savoirs. C’est une idée que je propose. Il faut développer des outils pour savoir ce que nous sommes à un moment donné. C’est absolument essentiel. Si les Tunisiens se mettent à penser qu’ils sont dans une situation désespérée, plus désespérée qu’elle ne l’est réellement, si les Tunisiens n’ont pas une idée juste de leurs acquis ainsi que de leurs difficultés, ils courent au désastre. Et il leur arrivera ce qui est arrivé à l’Allemagne. Avant l’arrivée du nazisme, les idées pessimistes, les plus noires, ont dominé un des peuples les plus avancés de la planète, le plus techniquement abouti. Pourquoi les Allemands ont-ils cédé au nazisme ? Parce qu’ils sont méchants ? Non. Parce qu’ils étaient désespérés. Ils se sont jetés dans les bras de celui qui s’est présenté comme le sauveur. Il faut faire attention de ne pas se laisser envahir par les idées noires. M. Kaïs Saïed ne peut être seul, le sauveur de la Tunisie. Je pense qu’il est beaucoup plus humble que cela. Et ceux qui le pensent lui font du tort. La Tunisie ne peut être sauvée que par une communauté politique décidée à s’attribuer les bons outils ; l’Etat de droit, les libertés, la justice. Mais, attention, la situation est inquiétante et peut devenir très vite incontrôlable.